A l’occasion de l’article To Geek or not to Geek, j’avais fait une courte présentation du phénomène geek. Cet article analyse plus spécifiquement le rapport du Geek à la fiction.
Les multiples facettes d’un Quatrième mur inexistant
J’adorerais changer le monde, mais ils ne veulent pas me fournir le code source.
Proverbe geek
Une des caractéristiques les plus intéressantes de la culture geek est l’effacement du «quatrième mur », celui séparant le public de l’œuvre, à l’intérieur de l’œuvre elle-même.
De ce point de vue, il faut distinguer entre deux types d’œuvres dans la culture geek. D’abord, celles qui, comme Star Wars, s’adressent à un public geek. Ensuite, celle où les geeks deviennent eux-mêmes un objet spécifique de représentation.
Un exemple précoce de ce procédé est donné par la bande dessinée Spiderman : Peter Parker, avant d’être piqué par l’araignée radioactive qui lui donnera ses pouvoirs, est dépeint par Stan Lee comme un garçon fluet, introverti, passionné par les sciences, constamment perdu dans ses rêveries et désespérément timide quand il s’agit de parler aux filles. Bref, un geek parfait, auquel s’identifieront d’ailleurs plusieurs générations successives de lecteurs…
A sa suite, un grand nombre d’œuvres plus récentes vont prendre le geek comme objet spécifique de représentation, soit dans des productions comiques/parodique telles que The Big Bang Theory, soit comme objet de phantasme social (le groupe de cyberterroristes français dans Die Hard 4), soit dans des reality show tels que The Beauty and the Geek, qui a été caractérisé par certains comme « l’expérimentation sociale ultime » et qui consiste, comme son nom l’indique, à enfermer des geeks et des blondes sans cervelle dans une pièce pendant une période prolongée en espérant que cela donnera naissance à des interactions cocasses qui feront le plus grand plaisir du téléspectateur…
Un autre procédé consiste à sortir le geek de la fiction pour mieux l’y replonger : ainsi, le film Galaxy Quest, raconte comment les acteurs sur le retour d’une série de science-fiction mythique des années 80 vont se retrouver plongés dans une véritable intrigue de Space Opéra…
Un autre exemple plus probant encore est donné par Kick Ass, comics américain récemment adapté en film, qui raconte l’histoire d’un geek de 17 ans, qui passe sa vie à lire des bandes dessinées de super-héros, et qui franchit un jour le pas décisif en décidant d’en devenir un lui-même… Le ton de la bande dessinée est noir, et rien ne nous est épargné des déboires de cet adolescent, mais cette œuvre montre aussi comment son initiative va donner naissance à un véritable phénomène social. Et, cette fois, le mariage avec la réalité semble enfin consommé, puisqu’aux Etats-Unis, est né un mouvement des « super-héros de quartier ».
Le geek devient donc, on le voit, une sorte de méta-personnage, figure qui joue le rôle de liant ou de catalyseur à l’effondrement du mur qui sépare la fiction du monde réel. Il se situe dans un entre-deux, à la fois dans le cosmos de la fiction et en dehors de lui.
Bien sûr, il est facile de porter sur la culture geek un regard dédaigneux, en particulier sur cette tendance à « faire semblant d’y croire » que l’on peut facilement assimiler à une incurable naïveté ; mais on peut aussi y voir la possibilité d’un usage créateur et positif du mythe, un véritable réservoir de mythes à usage personnel, une fabrique dans laquelle chacun peut trouver de quoi puiser pour confectionner ses mythes propres, les utilisant comme autant de peaux utiles aux mues successives que l’individu est susceptible de connaître dans son existence.
De ce point de vue, s’il existe bien quelque chose comme une sensibilité geek, elle se développe généralement dès l’adolescence, et elle représente par beaucoup d’aspects une forme de réaction de défense contre une certaine forme de conditionnement social.
Le mythe personnel
L’adolescence est le seul temps où l’on ait appris quelque chose.
Marcel Proust.
Il est difficile d’ignorer que, dans le monde occidental, l’éducation n’est plus un moyen d’épanouir les individus, mais simplement un moyen de les normaliser pour les préparer à être des consommateurs obéissants. Cependant, contrairement à ce que l’on veut nous faire croire, le malaise que ressentent les adolescents n’est pas une question d’hormones mal réglées : il s’agit d’une période où se développe souvent une très grande acuité métaphysique, et l’angoisse qui caractérise aujourd’hui l’adolescence occidentale est en réalité la conséquence d’une absence complète de réponses que les parents (et la société en général) est à même d’apporter sur les questions centrales de l’existence. C’est d’ailleurs bien la raison pour laquelle, dans une culture animiste possédant des structures initiatiques bien rôdée, les jeunes ne connaissent aucunes des affres intérieurs qu’il leur faut affronter dans la nôtre.
Au demeurant, l’âge adulte tel que nous l’expérimentons aujourd’hui n’est en rien une véritable résolution des problèmes soulevés par l’adolescence : dans la plupart des cas, la conscience reste malheureuse, mais c’est juste qu’il se produit un effet d’accoutumance à la souffrance intérieure et que la société de consommation vient fournir un certain nombre de produits compensatoires pour nous détourner de cette attention portée à nous-mêmes. Mais il ne s’agit que de produits dérivatifs et les questions essentielles demeurent : quel est le sens de mon existence ? Comment me conduire au sein d’un monde où tous les repères sont brouillés ?
Or, la faculté à pouvoir se créer des mythes initiatiques personnels est fondamentale pendant cette période. Discutez un moment avec un geek de ses univers favoris, et vous ne pourrez qu’être frappé par la façon dont les héros dont il a passionnément suivi les aventures : Frodo endurant les pires épreuves pour sauver le monde des ténèbres, Luke Skywalker affrontant son père et réussissant finalement à réveiller sa conscience au tout dernier instant ; Peter Parker comprenant solennellement après avoir échoué à sauver son oncle que tout grand pouvoir entraîne une grande responsabilité, ont fini par construire en lui un centre moral.
Les geeks sont, dans un sens moderne, des êtres de foi. Dans une époque de relativisme généralisé, ils arrivent, par imprégnation de mythologies crées de toutes pièces, à se reconstituer une forme totalement inattendue de spiritualité. Un geek authentique est avant tout un individu qui a été tellement imprégnée par un certain nombre de modèles qu’il a fini par les assimiler complètement. Proposez-lui une fortune pour commettre une action immorale, et il les refusera simplement parce que cela entre en violation avec les valeurs qu’il a hérité de ces modèles et qu’il place au-dessus de tout le reste (en termes geek : parce qu’il aura su reconnaître dans cette proposition une tentation du côté sombre de la Force).
Une autre dimension essentielle de la culture geek est son ouverture vers les possibles. La science occidentale, en confortant une vision matérialiste de l’univers, a souvent eu tendance à dessécher intérieurement les hommes qui la pratiquent. Il me semble toutefois remarquable que ce soit en définitive au sein même de la science qu’est né cet appel d’air qu’est la science-fiction, comme s’il existait une onde qui s’était corrigée d’elle-même en créant une ouverture pour compenser l’étouffement spirituel qu’elle provoquait.
Cette capacité à interroger la réalité depuis d’autres scénarios possibles me semble cruciale aujourd’hui pour se dégager de la gangue intellectuelle dans laquelle nous sommes pris. Etant collégien, j’ai eu une véritable illumination lorsque notre professeur d’histoire nous a un jour donné le sujet suivant : « Et si Hitler n’était pas arrivé au pouvoir ? ». Ayant suivi une inspiration, il avait décidé de rompre avec la tradition du par-cœur pour nous proposer un exercice de réflexion uchronique. Grand bien lui en a pris, car cela a éveillé toute sorte de débats dans la classe.
Je sentais pour ma part qu’il y avait là quelque chose de juste, car l’histoire m’avait toujours paru être une discipline ennuyeuse et stérilisante, qui éveillait en moi un vague sentiment de révolte.
De ce point de vue, l’uchronie, qui est par excellence un genre geek, est justement ce qui peut ouvrir le sens du possible que l’histoire institutionnelle tend à anesthésier : Philip K. Dick produira plus que sa part d’œuvres de ce type (dont la plus remarquable reste Le Maître du Haut Château). Dans la même veine, je conseille au lecteur le roman Fatherland, roman terrifiant et brillant qui montre comment la Shoah aurait été occulté avec la complicité des gouvernements occidentaux si l’Allemagne avait gagné la Seconde Guerre mondiale.
Il me semble que c’est cette capacité à mettre en perspective les choses qui nous permet véritablement de comprendre le fonctionnement de l’histoire et de résister aux tentatives de manipulation, et pas le fait de savoir par cœur la date de la bataille de Marignan.
Sauvés par les geeks ?
Nous serons sauvés par les geeks… Tous les jours à 20 heures vous avez des actualités qui conditionnent le troupeau à penser d’une certaine manière. Les geeks, eux, savent qu’il existe autre chose à côté, aussi peuvent-il considérer le troupeau avec une perspective.
Bernard Werber, Suck My Geek
Depuis une décennie, on peut considérer que nous sommes en grande partie entrés dans un univers de science-fiction. Un univers geek.
Beaucoup de gens découvrent aujourd’hui avec étonnement Wikileaks, mais la lutte entre les gouvernements et les cyberpirates partisans de la libre circulation de l’information était déjà décrits dans les ouvrages de science-fiction que lisaient les geeks dans les années 90. Et dans la mesure où ils ont déjà exploré des milliers de scénarios possibles, il y a à présent peu de choses qui peuvent les prendre au dépourvu.
Toute la question va être de savoir ce qu’ils vont faire de cette connaissance. Le plus grand danger du geek, de ce point de vue, c’est lui-même : dans le reportage Suck My Geek réalisé par Canal +, Bernard Werber affirme que les « un jour, les geeks vont sauver le monde ». Et il n’a pas fallu quelques semaines pour que cela donne naissance à un nouveau proverbe geek : « Un jour, les geeks sauveront le monde. Mais pas demain : il y a LAN (partie de jeu vidéo en réseau). »
Ce trait d’autodérision risque, dans les années qui viennent, de prendre un sens tout particulier. Dans un monde où les nouvelles technologies sont devenues omniprésentes, les geeks se trouvent enfin dans leur élément. Et leur habitude d’envisager d’autres mondes possibles leur donne une profondeur de vue unique. Enfin, ils partagent les mêmes codes et les mêmes valeurs, ce qui leur donne une force potentielle considérable.
Tout le problème est que la fiction à un rôle ambigu : elle peut servir à ouvrir de nouveaux chemins tout comme elle peut servir à fuir la réalité.
L’univers, avec une impitoyable logique, a placé les geeks dans le rôle des héros auxquels ils s’identifient : et à présent, il leur faut choisir ce qu’ils vont faire de leur pouvoir : soit en rejeter la responsabilité et continuer à chercher dans la fiction une simple évasion, soit l’assumer et utiliser la fiction pour changer le Monde.