Nous votons pour des archétypes
En principe, une élection repose sur le choix éclairé fait par les citoyens en fonction d’un programme politique. Cependant, en pratique, seule une minorité d’électeurs prend le temps de lire les programmes, et une minorité encore plus faible s’en souvient un an après l’élection.
Alors, si ce n’est pas la rationalité du programme, qu’est-ce qui dirige le choix des électeurs ? Je dirais pour ma part que c’est en premier lieu la rencontre entre une certaine humeur collective et une figure psychologique — souvent parentale — qui incarne la réponse à ce besoin. En d’autres termes, à travers le vote, nous nous tournons d’abord vers un archétype qui correspond à notre attente affective profonde.
Par exemple, ce qui explique l’élection de Vladimir Poutine est principalement sa capacité à incarner le rôle d’un protecteur capable de restaurer la gloire passée de la Russie dans un contexte chaotique. Le phénomène est encore plus marqué avec Donald Trump, qui n’a été élu sur aucun programme, mais uniquement sur le fait qu’il représente une certaine image de la prospérité américaine tout droit surgie des années 80, qui correspond au besoin psychologique d’un grand nombre d’Américains éprouvés par la crise et effrayés par les incertitudes d’un monde qui change trop vite.
En France, l’élection présidentielle de 2017 a ainsi confronté une série d’archétypes : la Protectrice (Marine le Pen, qui défend les valeurs et la cohésion nationales contre les menaces extérieures), le Prophète (Jean-Luc Mélenchon, porteur exalté de valeurs humanistes et d’une nouvelle société), le Recteur (François Fillon, qui incarne l’ordre et la rigueur), etc.
A mon sens, si Macron a réussi à se faire élire, c’est en premier lieu parce qu’en face de ces archétypes, il a symbolisé une figure plus englobante et plus puissante que les autres, celle du Fils prodigue. C’est ainsi qu’il a réussi à répondre efficacement à ces deux penchants complètement contradictoires qui polarisent le peuple français, à savoir la tendance conservatrice et le besoin de changement.
La France est à un tournant de son histoire et je pense que ce serait une erreur que de considérer qu’elle est uniquement dominée par un réflexe de conservation et de protection. Au contraire, si la réaction sociale est si faible en face de l’ampleur des réformes entamées par Emmanuel Macron, c’est qu’après des décennies d’immobilisme, une part croissante des Français est désormais désireuse de vivre une véritable mutation.
Pour autant, une autre part de la population éprouve une peur considérable de ce saut dans l’inconnu. En fait, il est même probable que ce conflit entre reproduction du passé et attrait de l’inconnu se joue en réalité dans l’intériorité de beaucoup d’individus.
Or, là où les autres politiques ont incarné l’une ou l’autre de ces tendances (le changement radical pour Jean-Luc Mélenchon et le retour au passé pour Marine le Pen), la force de Macron aura été sa virtuosité à concilier ces contradictions dans un long « je vous ai compris » gaullien développé jusqu’à prendre les dimensions d’un mouvement politique.
Emmanuel Macron, un avatar mercuriel
Je suis maoïste, […] un bon programme c’est ce qui marche.
Emmanuel Macron, interview donnée au Parisien
Ce haut fait d’armes a reposé sur un usage chirurgical de l’intelligence collective pendant sa campagne.
En temps normal, les hommes et les femmes politiques dépendent d’un appareil complexe dont ils ne sont que l’extension visible. Leurs programmes de campagne politiques sont élaborés par de petits groupes qui agissent en think tank ; les discours qu’ils prononcent sont produits par des artistes de l’art oratoire ; les livres qu’ils publient sont rédigés avec des nègres qui leurs prêtent leur plume.
Le 28 mai 2017, Emmanuel Macron a partiellement dérogé à cette règle quand il a annoncé sur Facebook qu’il allait faire du porte-à-porte pour aller à la rencontre des Français et établir ainsi un « diagnostic du pays ».
Par la suite, En Marche a mis en place un système de questionnaire distribués par tous ses relais locaux pour collecter d’une part les ressentis des Français sur les grands enjeux de société et les solutions qu’ils imaginent pour les résoudre :
La richesse de retours de ces questionnaires n’a été que partiellement exploitée par manque de temps et de moyens technologiques appropriés. Cependant, ils ont aidé Emmanuel Macron à construire un discours que ses détracteurs ont souvent qualifié de nébuleux, mais qui a résonné avec les attentes collectives et qui correspondait au ressenti intime de chacun. Rien d’étonnant, puisqu’il a largement été construit à partir de ce ressenti !
Tout le génie du futur président aura été d’avoir su extraire de la diversité de ce patchwork la quintessence des valeurs qui font sens pour tous et qui parviennent encore à fédérer la société au-delà des tensions internes qui la déchirent.
D’une certaine façon, les Français ont voté moins pour un programme que pour une réverbération de leurs propres désirs, une grille de lecture commune de la direction dans laquelle la société désire aller, et qui s’est matérialisée dans un homme dont la principale qualité aura été de s’être effacé comme individu pour jouer le rôle de miroir vis-à-vis du collectif.
Et tout comme le programme d’Emmanuel Macron a émergé d’une mosaïque d’aspirations complexe et contradictoire, la figure du leader qu’il incarne est tout aussi changeante. Vous trouverez d’ailleurs difficilement deux personnes qui s’accordent dans leur vision du personnage, tant cette capacité d’adaptation est forte chez lui.
Evidemment, certains principes demeurent : jusqu’ici, les mesures prises par Emmanuel Macron ont démontré qu’il évolue dans un système de croyances néolibéral. Néanmoins, il est très possible que ces croyances elles-mêmes évoluent s’il perçoit que le courant de l’histoire porte ailleurs.
Loin d’être un dirigeant jupitérien, ce qui me frappe est au contraire sa nature mercurielle, qui s’adapte aux circonstances et qui peut puiser dans une large palette de possibilités comportementales allant de l’autoritarisme aux stratégies collaboratives. J’y vois d’ailleurs le signe précurseur d’une nouvelle génération de dirigeants qui seront capables de faire appel à un inventaire beaucoup plus étendu de postures pour répondre à la complexité du monde actuel.
Le Sauveur providentiel, exutoire de l’impuissance générale
La paresse et la lâcheté sont les causes qui expliquent qu’un si grand nombre d’hommes, après que la nature les a affranchi depuis longtemps de toute direction étrangère, reste cependant volontiers, leur vie durant, mineurs, et qu’il soit facile à d’autres de se poser en tuteur des premiers.
Emmanuel Kant, Qu’est-ce que les Lumières ?
Reste que, pour l’instant, le court moment où Emmanuel Macron a fait appel à l’intelligence collective ne s’est pas prolongé au-delà de la campagne.
Pourtant, En Marche a réussi à initier une dynamique collaborative d’ampleur, en mobilisant des citoyens au-delà des tendances politiques. Cependant, si ces citoyens ont accédé à l’Assemblée Nationale, l’exécutif nommé par Emmanuel Macron reste largement composé de spécialistes issus de l’ENA et du monde des grandes entreprises.
En soi, cela ne signifie pas que l’action du gouvernement soit inutile. La France est un pays qui a très peu évolué depuis des décennies, dans un monde qui évolue de plus en plus vite. L’inertie du système est devenue telle qu’il devient indispensable de réaliser une réforme structurelle profonde de l’éducation, du travail, de la santé, etc.
J’ai suffisamment fréquenté ces gigantesques appareils pour apprécier leur degré d’inertie et c’est un fait que pour les faire bouger, il faut des gens qui comprennent comment à la fois fonctionne l’appareil d’Etat, qui savent parler aux syndicats et qui sont capables de créer la confiance auprès des entreprises.
Pour autant, même si toutes les réformes réussissent, cela créera tout au mieux un cadre plus favorable à l’émancipation collective, mais sans pour autant la déclencher.
Pour l’instant, les attentes extrêmement fortes qu’a cristallisées Emmanuel Macron l’ont installé dans une figure de messie salvateur. Or, il n’y a rien de pire que la figure de l’homme providentiel pour aliéner à la fois les dirigeants et le collectif dans une relation de dépendance où le dirigeant vient sauver/protéger/guider les individus. Pourtant, c’est précisément ce scénario dans lequel la France est à nouveau verrouillée, prolongeant une tradition qui traverse toute l’histoire française en passant par des figures aussi différentes que Napoléon, Pétain ou de Gaulle.
On répète fréquemment que la France a besoin d’un leader fort. Si on entend par là un personnage providentiel, je pense que c’est totalement faux.
La France vit dans une crise de confiance par rapport à ses propres capacités. Cette dernière trouve ses racines dans des conflits non résolus. Le plus prégnant à mon sens reste la Collaboration et le fait que la France a été in extremis placée dans le camp des vainqueurs à la fin de la Seconde guerre. Cette victoire honteuse pèse encore sur l’inconscient collectif et se traduit par un profond complexe de dévalorisation. Elle nourrit un besoin extrêmement fort d’une victoire authentique qui redonne au peuple confiance en lui-même.
Or, une telle victoire ne peut être apportée que par des crises que nous parviendrons à surmonter ensemble. Si tous les Français consacraient seulement une heure de leur temps hebdomadaire à agir ensemble pour résoudre les problèmes qui nous concernent tous plutôt que de regarder des shows débilitants à la télévision, ils feraient plus de bien que les lois les plus intelligentes que pourra inventer le gouvernement le plus éclairé.
De ce point de vue, la seule question centrale est celle de la responsabilisation collective : comment transformer les problèmes auxquels le pays est confronté en défis qui permettront de réveiller et de développer l’intelligence collective ?
Pour un Ministère de l’intelligence collective
De ce point de vue, nous n’avons pas besoin d’un président messianique qui nous protège ou nous sauve de nous-mêmes.
Faute d’activer cette intelligence collective, il y a un fort risque le mandat d’Emmanuel Macron soit une redite de celui de Sarkozy — avec 10 ans de mécontentements et de frustration supplémentaires — et que le président devienne à son tour la cible de toutes les insatisfactions du pays.
De ce point de vue, le plus grand cadeau que puisse faire Emmanuel Macron au peuple français, c’est de comprendre qu’il est suffisamment intelligent pour s’organiser par lui-même et trouver collectivement et localement les solutions en partant du plus petit niveau possible : l’individu.
Ma conviction est que la France est mûre pour un président inspirateur, un leader-coach qui nous met face à nous-mêmes. La seule véritable question est celle de l’émancipation collective. Elle est de produire des êtres responsables en nourrissant la communauté républicaine de défis qui la fera grandir.
Seule cette confrontation à nous-même pourra nous libérer de nos doutes et réaliser la libération des énergies qu’Emmanuel Macron a appelé de ses vœux. Et cette activation ne doit pas être faite après les réformes structurelles entreprises par le gouvernement : elle soit se dérouler en parallèle.
A titre personnel, je crois que l’avenir des partis politiques passe par des dispositifs comme www.mavoix.info, qui repose sur une logique totalement participative.
Mais ce type de modèle est peut-être encore un peu trop en avance sur son temps, et dans l’immédiat, En Marche représente à mon sens l’un des actifs les plus intéressants qui ait été généré par l’action d’Emmanuel Macron. En Marche est à mon sens la véritable nouveauté et la véritable vedette de l’élection de 2017.
De ce point de vue, on peut distinguer 4 niveaux dans l’activation de l’intelligence collective : le groupe de discussion (les membres de la communauté échangent ensemble mais sans objectif précis : Facebook, LinkedIn…), le Think Tank (les membres de la communauté analysent les problèmes et proposent des idées concrètes pour améliorer les choses), le Do Tank (les membres de la communauté agissent ensemble grâce à des budgets participatifs et des plateformes d’action collaborative) et le Share Tank (les membres mutualisent leurs connaissances et forment une communauté apprenante).
Lorsqu’une communauté est simultanément pensante, agissante et apprenante, elle devient un véritable écosystème capable de changer le monde grâce à la force collective, ce qui représente le 5ème stade dans l’éveil de l’intelligence collective.
Pour l’instant, en Marche reste bloquée au 2ème stade, et risque de vivre le même destin que toutes ces entreprises dont les dirigeants font appel aux collaborateurs pour qu’ils proposent des idées, mais qui ne leur font pas assez confiance pour les mettre en œuvre…
Dans la plupart des cas, cela finit par provoquer une frustration considérable auprès du collectif, et le risque que court à terme Emmanuel Macron est de transformer son propre parti dans une force d’opposition faute d’avoir su aller au bout de qu’il a lui-même déclenché.
Il faut des mesures beaucoup plus directes pour donner une capacité d’action au collectif et développer la subsidiarité, que ce soit au sein d’En Marche ou dans la société en général.
Dans un article précédent, j’ai proposé quelques dispositifs simples et concrets pour aller dans ce sens. Cependant, je pense que la France pourrait envoyer un signal fort dans ce domaine en créant un Ministère ou un Secrétariat d’Etat dédié au développement de l’Intelligence Collective.
Cela permettrait nous libérer enfin d’une pièce de théâtre qui n’a que trop duré, où le sauveur providentiel devient le bouc émissaire et le conte de fée finit en drame sacrificiel.