Nous passons en moyenne plus de 50 heures par semaine à regarder la télévision, à aller sur Internet et à jouer à des jeux vidéos[1]. Si bien qu’aujourd’hui, le divertissement est devenu la première activité des pays industrialisés.
Se divertir, se distraire… Deux mots dont le sens étymologique signifie une seule chose : le détournement d’attention. Nous passons donc l’essentiel de notre temps à détourner notre esprit de quelque chose. Mais de quoi ?
Peut-être tout simplement de la tristesse de notre échec collectif.
Injustices économiques et sociales, guerres, épuisement des ressources, souffrance écologique… La liste des maux de l’humanité ne cesse de se rallonger de jour en jour. Cela fait des décennies que nous savons qu’il nous faut à tout prix réagir pour éviter de provoquer une catastrophe globale, mais les réponses apportées sont si faibles par rapport aux enjeux qu’il est difficile d’imaginer que l’histoire que nous sommes en train de vivre ait une fin heureuse.
Il n’y a rien d’étonnant, dans ce contexte, si on assiste à un tel développement des modes de divertissement : le temps que nous passons à regarder la télévision, à jouer ou à naviguer sur Internet dépasse des records historiques.
De la même façon, les gens allaient voir des expositions et des films au cinéma quelques semaines avant l’éclatement de la Seconde guerre mondiale. L’humanité a cette fâcheuse tendance à fuir dans des bulles réconfortantes et colorées et se concentrer sur des frivolités plutôt que de regarder le gouffre vers lequel elle se précipite.
La mort du Conte
« L’apparition des fables recommence au moment où finit l’empire de ces vérités réelles ou convenues qui prêtent un reste d’âme au mécanisme usé de la civilisation. (…) Si l’esprit humain ne se complaisait encore dans de vives et brillantes chimères, quand il a touché à nu toutes les repoussantes réalités du monde vrai, cette époque de désabusement serait en proie au plus violent désespoir, et la société offrirait la révélation effrayante d’un besoin unanime de dissolution et de suicide. »
Charles Nodier, 1830, Du fantastique en littérature.
Confronté à une réalité difficile à supporter, le monde de la fiction nous permet de retrouver un environnement qui correspond à nos attentes. Car qui a envie de voir les choses dans leur nudité ? Des villes tentaculaires de béton peuplées de visages tristes et pressés ; des régions entières du Monde en proie au chaos et à la misère ; un dérèglement climatique qui plane à présent sur le globe comme une épée de Damoclès.
Rien d’étonnant à ce que notre premier réflexe dès que nous sortons de notre travail soit de sortir notre téléphone mobile et de jouer à Candy Crush ou Flappy Bird avant de rentrer chez nous pour nous distraire sur les réseaux sociaux ou regarder un épisode de Game of Thrones. Cette même mécanique se répète partout sur la planète parce que c’est la seule façon pour notre esprit de garder un semblant de stabilité.
De la même façon, le fait que la grille des programmes de la quasi totalité des grandes chaînes de télévision du monde présente aujourd’hui une alternance de journaux d’information et de fictions visant à nous divertir n’est pas un hasard. Ces deux types de récits se complètent, en effet, de façon admirable : on montre d’abord le monde tel qu’il est afin de provoquer un besoin d’évasion, qui est immédiatement pris en charge par l’univers alternatif de la fable où un héros musclé va sauver le Monde. Un monde chatoyant dont toutes les caractéristiques sont, point par point, l’inverse de l’antimonde où nous vivons.
Il est tout aussi significatif que les univers de fiction qui ont le plus de succès aujourd’hui soient ceux qui réalisent la structure du conte.
Le conte met généralement aux prises une instance négative d’une part, et un principe magique ou vital de l’autre, le héros servant d’habitude de catalyseur à cette lutte à travers les différentes étapes initiatiques qu’il doit franchir avant que le principe positif ne finisse par triompher. Dans les mythes sumériens, Lotan, appelé Léviathan par les hébreux, représente le Chaos primordial : comme dans presque toutes les cultures, le dragon symbolise l’informe et l’indifférencié. Sa mise à mort représente celle de l’entropie, et permet le renouvellement cosmique de l’ordre du monde. Le mythe répond ainsi à l’une des attentes les plus fondamentales de l’esprit humain, qui a besoin de savoir que la forme de la réalité est maintenue par une puissance active, qui empêche sa dégénération.
Star Wars, le Seigneur des Anneaux, Harry Potter sont autant d’exemples qui suivent scrupuleusement ce modèle, mais c’est valable de la plupart des jeux vidéo à succès actuels, où il s’agit d’interpréter un héros qui va passer par une série d’épreuves qui vont lui permettre de progresser et d’ouvrir les barrières de la réalité initiale dans laquelle il est plongé.
Malheureusement, il s’agit d’une magie qui reste frelatée. Nous avons beau triompher de toutes les injustices en interprétant Batman qui sillonne les rues de Gotham pour châtier les criminels ou en jouant Aragorn qui découpe en rondelles les hordes d’orcs et de trolls sanguinaires, il ne s’agit que d’une mise à mort symbolique du mal. Dans la réalité, les mêmes injustices continuent à être présentes.
La fiction ludique nous permet certes de ne plus faire attention pour un temps aux souffrances du Monde réel, mais celles-ci reprennent le dessus aussitôt que nous éteignons notre ordinateur ou sortons de la salle de cinéma. Il faut donc sans arrêt renouveler l’expérience et augmenter les doses au fur et à mesure que la réalité devient plus insupportable à regarder.
Pire que cela, le mal continue à agir en arrière-fond du remède, car plus nous nous distrayons dans des univers de fiction où le Bien et la Justice triomphent, et plus nous creusons en nous un sentiment d’impuissance. Et il vient toujours un moment où les héros que nous inventons finissent par nous rappeler que celui de l’histoire que nous interprétons dans le monde réel meurt sans raison, et sans même avoir eu la chance de réaliser quoique ce soit de tangible dans son existence.
Inverser le rapport à la réalité
« Il paraît que demain, les Geeks sauveront le Monde. Seulement demain, j’ai une LAN*. »
Proverbe geek
*Jeu en réseau
Alors, est-ce que tout est déjà perdu ?
Je pourrais conclure cet article par une exhortation à l’éveil collectif. J’ai néanmoins fini par apprendre que quand on voulait véritablement changer les choses, il était beaucoup plus efficace de s’appuyer sur les défauts de l’humanité que sur ses qualités.
Par conséquent, plutôt que de vous dire d’arrêter de jouer pour vous occuper enfin des tristes réalités de ce Monde, je vais au contraire vous encourager à aller beaucoup plus loin dans le jeu. Si loin qu’il pourra enfin dévoiler son extraordinaire pouvoir de changer le Monde.
Songez-y : l’humanité consacre aujourd’hui 3 milliards d’heures chaque semaine aux jeux vidéo. Cela signifie que nous en sommes arrivés à un point où nous libérons en permanence une quantité phénoménale d’énergie psychique dans le virtuel.
Or, cette libération d’énergie se fait de façon de plus en plus collective, puisque la plupart des jeux deviennent à présent multijoueurs et intègrent une dimension sociale.
Il n’y manque donc plus qu’un ingrédient très simple : le retour vers la réalité.
Cette tendance à déjà été initiée par le serious gaming, qui consiste à utiliser le jeu vidéo à des fins pédagogiques ou professionnelles. Les serious games ont connu un essor phénoménal ces dernières années, et sont à présent utilisés par de plus en plus d’entreprises ou faciliter l’apprentissage ou sensibiliser les individus à différents enjeux collectifs.
Mais que se passerait-il si l’on voyait apparaître un nouveau type de jeu, qui mélange le serious game avec la puissance des jeux vidéo actuels ?
Imaginez un jeu en ligne avec des millions de joueurs, mais dont les quêtes et les missions s’accompliraient non seulement dans le jeu, mais aussi dans le monde réel.
Les gens se rassembleraient dans l’espace numérique pour élaborer des projets communs. Puis ils se distribueraient des tâches à réaliser dans le monde matériel.
Tout comme dans un jeu en ligne, les joueurs appartiendraient à des guildes, pourraient progresser en expérience et seraient récompensés en fonction de leur accomplissements. Mais au lieu de fonctionner en vase clos, le périmètre du jeu serait le Monde dans sa totalité.
Toute l’énergie qui est actuellement contenue dans l’espace virtuel pourrait alors alimenter un nouveau mode d’action collective dans le réel. Le rapport s’inverserait : l’univers numérique deviendrait l’espace dans lequel nous nous réunissons en assemblée pour discuter et décider des lignes d’action à suivre, et c’est notre corps physique dans l’univers matériel qui deviendrait notre avatar.
Le Jeu de la Réalité
« The further you get into technology, the furter you get into gaming. That’s the general rule. »
Nick Johnson.
Vous pensez que ce que je décris là est un scénario de science-fiction ? Pourtant, tous les ingrédients sont à présent réunis pour que cela se réalise : nous passons déjà une grande partie de notre temps à jouer ; les serious games nous ont ouvert la voie du retour vers le réel ; nous sommes dans un contexte de crise socio-économique globale tel qu’il appelle des solutions inouïes…
Si les Geeks n’ont pas le temps de sauver le Monde parce qu’ils sont trop occupés à jouer, qu’à cela ne tienne : amenons le Monde réel à l’intérieur du Jeu !
Je pense qu’une certaine forme de gouvernance à fait son temps, et que la façon dont les nouvelles générations prendront des décisions pour leur destin collectif n’aurait absolument plus rien à voir avec ce que nous avons connu.
Les jeunes de détournent de la politique parce qu’elle ne leur offre pas de possibilité d’accomplissement. En revanche, les jeux leurs permettent d’expérimenter les plus grands sentiments humains.
Car ce qui caractérise les grandes histoires, c’est de toucher aux forces de la vie. A travers les héros auxquels nous nous identifions, nous aimons avoir peur ; nous aimons être éprouvés ; nous aimons souffrir. Parce qu’à travers eux, nous pouvons dépasser la peur et la souffrance et parvenir à quelque chose de plus grand : l’espoir. La foi. Le courage. L’amour.
La seule chose qui manque à présent, c’est de trouver le canal pour que la fiction ait un effet de retour sur la réalité. Et lorsque cela se produira, Internet sortira de sa phase d’adolescence pour devenir adulte.
Car Internet a toujours été d’essence politique : c’est une représentation virtuelle de la Cité rendue possible par la technologie. Et Internet a toujours été d’essence ludique, car le jeu est la meilleure façon d’évoluer, d’apprendre et d’agir.
Lorsque les deux se rejoindront, ce sera le début d’une nouvelle ère.
[1] Statista http://www.statista.com/statistics/292980/time-spent-tv-internet-worldwide/ et http://www.statista.com/statistics/261264/time-spent-playing-online-games-worldwide-by-region/