Internet a bouleversé tous les secteurs : la communication, l’éducation, les transports, la distribution, la finance… Il y en a un, pourtant, qui n’a pas encore été touché par le digital : la politique.
Nous fonctionnons aujourd’hui encore selon des principes qui ont été mis en place il y a plus de deux millénaires et demi, en nous réclamant de penseurs tels que Platon et Aristote, qui ont les premiers modélisé les différents systèmes de pouvoir au sein de la Cité.
Pourtant, depuis cette époque, la seule innovation notable apportée à la politique est d’avoir remplacé les jetons de bronze utilisés par les Grecs par des bulletins papier, qui n’ont même pas l’avantage d’être réutilisables !
Or, nous oublions que ces philosophes étaient, à leur époque, de grands innovateurs, et que s’ils étaient en vie aujourd’hui, il est presque certain qu’ils utiliseraient Internet pour imaginer une façon complètement différente de consulter le collectif, de partager la connaissance et d’agir ensemble…
Les origines de la démocratie
Pour comprendre les limites que rencontre la démocratie actuelle, il faut comprendre quelle est son origine. La démocratie a été inventée dans le cadre de cités-Etats grecques, principalement en réaction à la crise de la dette qui secoue alors Athènes, environ au 6ème siècle avant J.-C.
A cette époque, l’introduction de la monnaie déclenche un essor sans précédent du commerce. Ce phénomène est à la fois positif en ce qu’il accélère les échanges et le développement économique, et négatif en ce qu’il provoque une concentration des richesses entre les mains d’un petit groupe de possédants. Les agriculteurs, en particulier, ayant emprunté pour développer leur activité, se voient obligés de vendre leurs terres et de devenir des esclaves pour rembourser leurs dettes.
Le déséquilibre entre les riches et les pauvres devient tel que la Cité menace de s’effondrer. En réaction à ce danger, Athènes réorganise son système politique en donnant un pouvoir collectif beaucoup plus important aux citoyens.
On y retrouve donc déjà à l’origine de la civilisation occidentale les ingrédients du rapport entre libéralisme et socialisme : d’un côté un désir d’expansion illimitée porté par l’initiative individuelle et reposant sur une concentration verticale de pouvoir ; de l’autre, un désir d’égalité reposant sur le bien commun et sur un modèle social horizontal.
Quand on regarde les choses sous cet angle, il apparaît clairement que la situation actuelle dans laquelle nous nous trouvons — où moins de 1% de la population possède plus de 99% des richesses mondiales — est une redite de cette situation, mais à l’échelle globale.
La démocratie est née comme un moyen de défense contre les excès d’un système économique basé sur la possession et la dette, dont l’emprise a fini par menacer les bases de l’ordre social. Mais alors que deux millénaires et demi après, le système de l’aliénation par la dette a su tirer le plein parti des nouvelles technologies pour gérer des micro-transactions à la nanoseconde et créer de l’argent à partir du néant grâce aux modèles mathématiques des réserves fractionnelles, le système démocratique a pour sa part stagné, ne produisant presque aucune innovation. Et la tendance à la concentration verticale de pouvoir est à nouveau en train de menacer la survie du collectif dans son ensemble. C’est un cycle qui s’accomplit.
Nous sommes ainsi confrontés à la même question qu’au début de la civilisation occidentale : comment redonner un pouvoir de décision au collectif pour contrer le pouvoir détenu par un tout petit nombre ?
La crise de la représentativité
De ce point de vue, non seulement la démocratie représentative ne nous protège plus d’un système quasi féodal où chaque heure de travail produite sur la planète va alimenter le pouvoir d’un nombre de possédants qui peuvent aujourd’hui tenir autour d’une table, mais elle paralyse le collectif dans son ensemble.
Etymologiquement, démocratie signifie « gouvernement par le peuple ». Dans la représentation que nous en avons, nous considérons qu’elle signifie que n’importe quel citoyen peut être élu à un poste de responsabilité.
Or, cette vision est totalement contredite par les données statistiques. Les chances qu’un homme ou une femme ordinaire ont de se faire élire président, par exemple, est quasi nulle comparées à celles d’un individu qui dispose soit d’un réseau d’influence, soit d’une richesse considérable, soit des deux.
C’est pourquoi Aristote disait que lorsque les magistratures sont électives, elles ne sont pas démocratiques mais oligarchiques. L’oligarchie étant un système où le pouvoir est détenu par une caste d’individus qui se cooptent entre eux grâce à l’argent et aux réseaux. Et c’est un fait que les individus qui sont au pouvoir dans les démocraties modernes viennent tous de cercles de pouvoir, parce que c’est à cette seule condition pour avoir la visibilité suffisante pour faire campagne et se faire élire.
Par comparaison, la démocratie telle qu’elle était définie dans le monde antique consistait essentiellement dans un système où les responsables étaient choisis au hasard parmi une population de citoyens, seule façon de garantir qu’ils représentent un échantillon représentatif du peuple.
C’est aussi pour cette raison que Platon et Aristote considéraient que l’oligarchie était l’un des pires systèmes, le plus proche par essence de la dictature, puisque réservant l’accès au pouvoir à un tout petit nombre.
Partis et lobbies
La première conséquence de ce système est l’accaparation de la politique par les partis et par les lobbies. Dans la mesure où c’est l’influence qui détermine l’accès au pouvoir, c’est en réalité le groupement qui est capable de s’organiser en force monolithique et omniprésente qui a le plus de chance de gagner une élection, bien plus que celui qui propose des idées constructives.
C’est pourquoi la vie politique de la quasi-totalité des démocraties modernes s’est organisée autour d’un double clivage : celui entre le peuple et ses représentants, et celui entre des partis opposés, généralement réduits au nombre de deux.
En théorie, ce clivage est censé assurer la bonne santé du débat politique : le peuple élit un représentant au sein des deux grands partis sur la base d’un programme politique, et ce représentant élu constitue un gouvernement pour réaliser le programme en question pendant que le parti d’opposition joue le rôle de critique.
En pratique, de nombreux facteurs faussent son fonctionnement. D’abord, un certain nombre de grands thèmes comme l’éducation, la santé ou l’écologie ne peuvent pas se régler en l’espace de quatre ou cinq ans : il s’agit de questions tellement importantes que toute réforme en profondeur ne peut se faire que sur une longue durée. Or, la préoccupation première des représentants étant avant tout de se faire élire (ou réélire), ils ont tendance à promouvoir des mesures populaires, surtout à l’approche d’un nouveau scrutin. Les changements restent donc souvent superficiels et se contredisent d’un gouvernement à l’autre.
Ensuite, en dehors des élections, la vie démocratique souffre d’un manque flagrant de consultation populaire : une fois élus, les représentants ont leur programme, censé leur servir de feuille de route. Toutefois, le peuple n’a aucun moyen de participer concrètement aux décisions. Les élections sont donc le seul moment où il se produit un véritable échange avec les représentants : le reste du temps, il y a un fossé entre l’homme ordinaire et les décideurs.
La mort des Communs
A terme, ce mode de fonctionnement a déresponsabilisé complètement les peuples, car quel que soit le problème, il est rejeté du côté du pouvoir politique. Or, comme celui-ci ne cesse de passer d’un camp à l’autre, les gens ne se tournent jamais vers la seule véritable source des solutions : eux-mêmes. Ils se contentent de se plaindre, de subir, puis de voter pour le parti adverse une fois que celui au pouvoir a fini par user leur patience.
La démocratie représentative évoque ainsi un bien étrange attelage, composé d’un animal lourdaud avançant péniblement entre deux maîtres qui se sont partagés son exploitation et qui doivent s’arrêter à intervalles réguliers pour obéir à un rituel consistant à lui flatter la croupe, afin de pouvoir à nouveau le diriger à loisir pendant quelques centaines de kilomètres supplémentaires (et dans une direction contredisant le plus souvent la précédente).
Il existe bien un mode de consultation qui permet de renouer ponctuellement ce contact en dehors des élections : le référendum. Cependant, ce dernier n’est que très rarement utilisé par les dirigeants, ou alors il finit instrumentalisé dans une logique populiste. Les hommes politiques savent de toute façon que le peuple n’a pas le choix : la masse évitant de voter pour les extrêmes, il suffit aux deux grands partis de donner l’apparence d’un débat démocratique contradictoire pour être assurés de se partager indéfiniment le pouvoir. Théoriquement ouvert à tous, ce dernier est en pratique trusté par un petit groupe.
Sans même parler des « permanents », c’est-à-dire de tous les personnages de l’ombre qui restent en place indépendamment des élections. Edgar Hoover, le patron incontesté du FBI pendant quarante-huit ans, qui a fini par devenir plus puissant que le Président des Etats-Unis en est un exemple frappant, mais il y a toute une population de directeurs des renseignements, de conseillers techniques et d’autres responsables semi-officiels qui accumulent une quantité énorme de pouvoir en dehors de tout contrôle des citoyens.
Cette professionnalisation à l’extrême de la politique aboutit à des situations ridicules : en additionnant la taille des principaux partis politiques en France, on arrive à peine à 400.000 membres, ce qui représente moins de 0,6 % de la population du pays.
La conséquence logique de la démocratie représentative moderne est donc une déresponsabilisation massive et la disparition quasi complète des Communs dans la société moderne.
Pour comprendre ce que cela signifie en pratique, il suffit de se balader dans un parc le dimanche et de voir comment les gens se comportent dans un espace public. Plutôt que d’être soucieux d’un bien commun, la plupart laissent traîner des déchets sans se préoccuper des conséquences. Ce comportement découle d’un niveau de conscience où la majorité considère que plus rien n’est de sa responsabilité. L’intention qui s’exprime ainsi est la suivante : « à partir du moment où j’ai voté pour élire un représentant, tout devient de sa responsabilité (ou de celle de l’Etat). C’est à une autorité supérieure de régler tous les problèmes à ma place. »
Vers une nouvelle forme de démocratie
Après avoir dressé un tel tableau de la démocratie représentative, le lecteur pourra se demander quelle issue trouver à une telle impasse. La bonne nouvelle est que lorsqu’un modèle a atteint sa limite, il suffit parfois de « mettre le système sur la tête » pour trouver la réponse.
Examinons un instant les traits communs des systèmes politiques actuels : des formes de consultation périodiques avec des cycles de quatre à sept ans basées sur des procédures de décision binaires (vote oui/non) ; une alternance entre deux grands partis qui se partagent le pouvoir ; des procédures de consultation exceptionnelles (le référendum) ; une superposition du système politique avec les frontières nationales (les démocraties existent au niveau d’un pays) ; la contradiction entre une liberté de choix proclamée et le fait qu’en réalité, les dirigeants sont issus d’une caste fermée. Enfin, une déresponsabilisation collective qui mène à l’idiocratie généralisée.
Faites pivoter ce modèle jusqu’à l’inverser, et cela donne quelque chose comme : un système mondial avec une consultation permanente, utilisant des formes non binaires de choix, dont les leaders sont issus de n’importe quelle couche de la société et qui stimule en permanence la responsabilité et l’intelligence collective.
Un tel modèle était encore un rêve il y a dix ans, mais les civictechs ouvrent la voie vers sa réalisation, qui est la traduction sur un plan politique du modèle connectiviste et décentralisé d’Internet.
Je présenterais plus en détail la façon dont un tel modèle peut fonctionner concrètement dans un article intitulé « La démocratie augmentée ».