Est-ce que nous n’apprécions la liberté que quand nous sommes sur le point de la perdre ?
Tout se passe aujourd’hui comme si nos sociétés démocratiques étaient devenues incapables de comprendre l’importance d’un certain nombre de valeurs en dehors du moment où une crise majeure est sur le point de nous en priver.
L’attentat de Charlie Hebdo en donne un bon exemple. Passé le traumatisme initial, les semaines qui ont suivi ont eu quelque chose d’exaltant. Les Français, jusque-là engourdis par des décennies d’impuissance collective, se sont soudain trouvés arrachés à leur dépression pour vivre un grand moment de solidarité répercuté à travers toute la planète.
En même temps, cette première prise de conscience s’est accompagnée d’une réalisation plus amère : est-ce qu’il fallait véritablement un tel massacre pour que les gens vivent un élan de solidarité autour de valeurs qui devraient être naturelles à tous ?
Cette union sacrée est d’ailleurs très vite retombée : la télévision a continué à diffuser des nouvelles oppressantes et le gouvernement n’a pas tardé à instaurer des mesures de surveillance généralisée.
Le collectif de trouille
Ce lien ambigu entre peur et démocratie ne date pas d’hier.
Les films américains de science-fiction des années 50 montraient des villes attaquées par des araignées géantes venues de l’espace. En face de cette menace extérieure, les bons citoyens oubliaient leurs différends et se rejoignaient dans une peur commune.
Le pouvoir politique renforce ainsi la peur parce qu’elle conforte le besoin de sécurité à l’intérieur de ses murs. Pendant quarante ans, c’est la Guerre froide qui a tenu ce rôle, le communisme et le capitalisme jouant l’un vis-à-vis de l’autre le rôle de l’Alien maléfique destiné à souder la communauté dans un « collectif de trouille ».
Mais l’effondrement du communisme a laissé le pouvoir politique sans ennemi clair pour polariser la société. En réponse, les démocraties occidentales ont installé le fondamentalisme islamiste dans ce rôle. C’est lui qui joue désormais le rôle d’exhausteur de goût existentiel, en formant une menace permanente et indistincte qui normalise la société dans son ensemble.
Seulement, les problèmes sociaux sont devenus si graves que les techniques de détournement ne vont plus fonctionner, et qu’il va finir par devenir évident que le terrorisme lui-même n’est pas une cause, mais un symptôme du problème.
Le terrorisme, un mal social
La France est l’un des pays les plus malheureux de la planète. C’est aussi l’un des plus autodestructeurs. En 2015, les décès dus aux suicides, à l’alcool, au tabac et aux effets secondaires des médicaments vont représenter environ 160.000 morts en France, soit 10.000 fois plus que ce qui aura été provoqué par les attentats terroristes[1].
Vous me direz que les deux phénomènes n’ont rien à voir. Je pense qu’ils sont, au contraire, intimement liés.
La majorité des terroristes qui menacent aujourd’hui la France ne sont pas des étrangers, mais des personnes qui sont nées et qui ont grandi en France. Ce sont de jeunes Français qui, à un moment donné de leur parcours, se sont retrouvés coupés du reste de la société et qui n’ont trouvé comme seule réponse à leur mal-être que la radicalisation et l’action violente. C’est ainsi que le nombre de jeunes qui sont partis faire le Jihad est passé de quelques dizaines à 1.200 en 2014, et ce chiffre va certainement continuer à exploser dans les années qui viennent.
Il me semble difficile d’interpréter ce mouvement collectif autrement que comme un cri jeté au visage de la société : « nous préférons encore aller mourir à l’autre bout du Monde pour une cause absurde que de continuer à vivre dans le mensonge que vous nous imposez ».
En d’autres termes, je pense qu’il faut envisager le terrorisme comme un mal social, qui trouve sa véritable cause dans le fait que la société dans son ensemble est malheureuse et en proie à une volonté d’anéantissement à peine voilée.
La peur est le véritable mal
Si vous êtes malheureux dans votre vie, votre corps va le traduire. Vous allez d’abord avoir mal à l’estomac. Ce mal sera pour votre organisme une façon de vous communiquer un message : « arrête de te stresser, trouve un autre mode de vie ».
Si vous persévérez, le mal à l’estomac deviendra un ulcère. Et si les choses s’aggravent encore, l’ulcère se transformera dans un cancer. Et à la fin du processus, vous aurez devant vous un médecin plein de bienveillance qui vous expliquera posément qu’il faut vous retirer l’estomac, puis faire une chimiothérapie qui à deux chances sur trois de vous tuer, mais que c’est une mesure de sécurité nécessaire pour votre propre bien.
Installer des boîtes noires pour surveiller Internet n’est qu’une étape qui s’insère dans une logique où le contrôle va devenir toujours plus omniprésent : puisque l’alcool fait 130 morts par jour en France, pourquoi ne pas installer des caméras dans tous les bistrots ? Puisque tout est joué avant 6 ans, pourquoi ne pas détecter les facteurs criminogènes chez les bébés et les mettre en prison avant qu’ils ne deviennent des assassins ?
Nous en sommes encore au stade de l’ulcère, et il encore temps d’agir sur les causes avant que notre attention ne soit totalement détournée par les symptômes, et que les pouvoirs politiques ne nous soignent… à mort.
[1]http://www.planetoscope.com/mortalite/1371-nombre-de-suicides-en-france.html, http://www.planetoscope.com/mortalite/404-mortalite—deces-dus-au-tabac-en-france.html, http://www.planetoscope.com/mortalite/1626-mortalite—deces-dus-a-l-alcool-en-france.html