La fin des réseaux sociaux

Dans les années 1996, je faisais partie des aficionados qui se rendaient régulièrement sur les IRC (Internet Relay Chat) pour discuter pendant des heures avec des gens connectés aux quatre coins de la planète.

A l’époque, il n’y avait alors guère plus de 30 millions d’internautes à travers le globe et les interfaces se résumaient à des écrans monochromes ou les dialogues s’affichaient ligne par ligne. Pourtant, c’était déjà une expérience extraordinaire, car ces plateformes sociales avant l’heure laissaient déjà pressentir ce qui se passerait si un jour les individus se mettaient à former des liens de façon beaucoup plus libre.

Cependant, personne n’aurait alors imaginé qu’un jour, ce serait des centaines de millions de personnes qui se trouveraient quotidiennement connectées à l’intérieur d’un même outil immersif et que chaque vie deviendrait une fenêtre sur toutes les autres vies.

1,2 milliards d’utilisateurs[1] sur Facebook ; 500 millions de tweets envoyés chaque jour ; 3 heures passées chaque jour sur les différents réseaux sociaux : il y a toujours une nouvelle infographie pour venir nous rappeler à coups de statistiques mirobolantes à quel point ils sont devenus omniprésents dans nos vies.

Quand je mesure la distance parcourue, une part de moi s’émerveille et se dit qu’en effet, les réseaux sociaux ont été quelque chose de miraculeux. Ils nous ont permis d’expérimenter la trame que nous formons ensemble et dans laquelle toutes les pensées, les intentions, les moments de joie et de tristesse sont reliés, interagissent, résonnent et grandissent ensemble.

Cependant, si les réseaux sociaux ont transformé nos vies de toutes sortes de manières, je suis persuadé que, tout comme la chenille qui a fait sa mue, ils vont à terme disparaître pour laisser place à quelque chose de différent. Quelque chose qui permettra peut-être de dépasser leurs limites actuelles et ouvrir une autre forme d’accomplissement collectif.

Un interminable commentaire du Monde

 Mon objectif n’a jamais seulement été de créer une entreprise. Beaucoup de gens interprètent cela de travers, comprenant que je n’intéresse pas au revenu, au profit ou ce genre de choses. Mais ne pas créer seulement une entreprise, pour moi, cela veut surtout dire : construire quelque chose qui change le Monde de façon décisive.

Mark Zuckerberg

Le principal problème que je vois dans les réseaux sociaux est qu’ils favorisent l’impuissance collective.

Cette affirmation peut sembler paradoxale, puisque les réseaux sociaux donnent au contraire l’impression d’une puissance potentielle immense. Néanmoins, à l’image des mouvements browniens qui s’annulent réciproquement dans l’océan, cette puissance ne reste, précisément, que potentielle.

La raison pour laquelle tellement de gens se sont inscrits sur les réseaux sociaux, outre le fait de pouvoir y retrouver de vieilles connaissance ou de s’en faire de nouvelles, était la promesse de participer à une grande œuvre collective. De faire la différence au sein d’une époque troublée où il est plus important que jamais de se coordonner, de se transmettre des informations fiables, de réfléchir mais aussi d’agir ensemble pour améliorer le Monde.

Or, au lieu d’aiguiser notre intelligence collective et de favoriser l’action utile, les réseaux sociaux ont plutôt tendance à nous maintenir dans une forme très particulière de schizophrénie.

De ce point, ils tiennent une fonction contradictoire : ils facilitent les échanges, mais jouent aussi le rôle de soupape de sécurité, car ils nous servent à évacuer une bonne partie du stress généré par le système qui nous écrase au quotidien. Mais, ce faisant, ils deviennent un instrument au service de ce même système, nous fournissant un pansement affectif qui va nous aider à supporter le monde un jour de plus.

A l’encontre cet argument, on peut citer le rôle joué par Facebook au moment des révolutions arabes. Cependant, la façon dont cet épisode a été abondamment mis en avant (y compris par le service communication de Facebook) démontre surtout que nous avions besoin de trouver un exemple emblématique d’action collective réussie pour compenser tout le temps et l’énergie immense que nous y passons uniquement dans un but de divertissement.

La vérité, c’est que les fonctionnalités des réseaux sociaux ne sont pas adaptées à l’action pour la simple raison qu’ils sont conçus non pour changer le Monde, mais pour le commenter.

Bien sûr, il existe des groupes qui utilisent les réseaux sociaux pour agir, mais ils font un usage ponctuel et limité de type d’outils. Car dès lors qu’on y plonge trop longtemps, ils ont un effet dissipateur sur l’action. Et malheureusement, la plupart des organisations qui arrivent aujourd’hui à construire de véritables actions collectives à partir des réseaux sociaux sont les extrémistes ou les militants radicaux : il n’y a presque aucun exemple de projet collectif d’ampleur qu’un réseau social ait initié et structuré de bout en bout.

Une organisation efficace parle peu. Et quand elle se décide à accomplir une action, la principale barrière qu’il lui faut surmonter est la tergiversation. Le langage crée naturellement une bulle d’illusion qui nous fait perdre de vue ce qui se passe dans la réalité : il n’y a rien de plus facile que de discuter sans fin de ce qu’il faut faire sans jamais l’accomplir.

Cette contradiction est devenue si énorme qu’un groupe de dix personnes disciplinées, intelligentes et absolument déterminées auraient plus de chances d’avoir un impact sur le Monde que deux milliards de gens qui passent leur temps à tweeter et à poster des statuts sur leur mur Facebook.

Du réseau social à la construction collective

« Le futur demeure incertain, et c’est ainsi qu’il doit en être, car il est cette toile vide sur laquelle nous peignons nos désirs. Seul existe ce moment où nous nous dédions continuellement à la présence sacrée que nous créons et partageons ensemble ».

Frank Herbert, Les Enfants de Dune

Les réseaux sociaux ont apporté au Monde des changements positifs fondamentaux. Le premier d’entre eux est de nous avoir rapprochés et de nous avoir fait sentir que, en dépit des différences de géographie, de nationalité, de religion ou d’origine sociale, nous étions tous reliés. C’est un point qui me semble crucial, car plus nous arriverons à nous arracher à une perception réduite de notre identité pour embrasser cette interdépendance, et plus l’indifférence fera place à la construction commune de l’avenir.

Le deuxième est de l’avoir fait de façon relativement uniforme et démocratique, en donnant la même importance et la même place à chaque individu en leur sein.

C’était un peu comme rassembler les internautes sur une place et leur dire : « souvenez-vous, nous sommes une famille ! ».

Cependant, les réseaux sociaux fonctionnement beaucoup trop comme un espace clos, une galerie de miroirs qui reflète à l’infini le Monde, mais sans le changer véritablement de retour.

Le problème, c’est que pendant que nous utilisons ainsi notre énergie, les inégalités continuent à s’accroître partout sur la planète. Et si les choses continuent à empirer, l’humanité va bientôt se trouver confrontée à des problèmes d’une telle ampleur que plus aucun gouvernement ne pourra les résoudre seul.

Nous ne pourrons donc pas éternellement nous offrir le luxe de nous replier sur la chaleur offerte par le groupe et attendre que les solutions viennent d’une autorité extérieure. Soit il se va se produire un sursaut collectif, soit il faut nous préparer à vivre des moments extrêmement difficiles, où nous allons payer au prix fort les conséquences de notre passivité collective.

 

[1] http://www.jeffbullas.com/2014/01/17/20-social-media-facts-and-statistics-you-should-know-in-2014/